L’Irma (Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles) s’est associé à l’Adami (société de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes-interprètes) pour publier Artistes 2020, Variations Prospectives, nouvel opus de la collection ®évolutic. Cet ouvrage de réflexions prospectives – en prélude aux 10e rencontres européennes des artistes de Cabourg – propose une quinzaine de contributions rédigées par des artistes, des chercheurs, des philosophes, des économistes, des scientifiques… Une variation de visions originales et contrastées pour les artistes de demain.
Que seront les artistes en 2020 ?
Sans autre directive que la libre interprétation de cette question, chacun apporte une vision personnelle des nombreux enjeux qui traversent cette profession. De la diversité des approches se superpose un ensemble de témoignages – parfois contradictoires, souvent convergents – autour du devenir de la position d’artiste.
Daniel Kaplan (Délégué général de la Fing – Fondation internet nouvelle génération) collabore à ce projet prospectif, en signant Artistes dans un monde de flux. Il y définit l’artiste du futur comme plus ancré dans sa société, plus impliqué dans les changements de celle-ci, plus contemporain de son époque. Extrait.
« Artistes dans un monde de flux » :
Le monde contemporain se construit à grande vitesse sans qu’émergent au même rythme les récits, les symboles, les représentations, les formes et les provocations qui lui donneraient sens. Il me semble qu’il y a longtemps que l’art n’a (pour l’essentiel) pas vécu aussi nettement en retard, voire en retrait, du mouvement du monde.
En particulier de la globalisation, de l’émergence contrainte d’une conscience planétaire, de l’interconnexion et la technologisation des êtres. Et aussi de la place nouvelle de la création, sous toutes ses formes y compris technique et commerciale, renforcée par l’accès – certes encore très inégal – d’un nombre croissant de personnes aux compétences et aux moyens de l’expression. C’est dans ce contexte que l’artiste redéfinira sa place.
Il le fera, si tout va bien, au travers d’un réinvestissement délibéré du monde contemporain. Ou alors il se condamnera à habiter les milliers de Places du Tertre qui fleuriront de par le monde, pour la consommation de touristes en quête de passés reconstitués. Si tout va bien, donc, l’artiste de 2020 apparaîtra comme l’archétype du travailleur qualifié de son époque. Pour le meilleur et pour le pire. Il fera, par exemple, encore plus de métiers qu’aujourd’hui. Sa création ne connaîtra plus les frontières des « 7 arts ».
Elle sera à la fois plastique, visuelle, sonore et textuelle, narrative et instantanée, technologique et manuelle, interactive et « live ». Elle existera à la lisière toujours moins nette entre l’inutilitaire et l’économique, le design et la culture, le spectacle et la méditation. Son quotidien comme son itinéraire de vie assembleront tant bien que mal des séquences très différentes.
Il exercera avec passion (on l’espère) des métiers d’ingénieur ou d’enseignant, d’artisan ou de communiquant ; s’isolera deux années à la campagne ; en passera trois autres à faire le tour des cafés musicaux, puis comme professeur associé d’une université du bout du monde ; créera une entreprise où son énergie créative s’emploiera à créer de nouvelles formes pour l’industrie ; l’abandonnera pour retrouver du temps ; vivra parfois de son art, parfois des conférences qu’il donne, parfois de ses autres métiers, parfois de dispositifs publics, souvent de tout cela à la fois. Qu’ils l’apprécient ou la regrettent, beaucoup d’artistes connaissent bien ce type de vie. Ils deviendront encore plus nombreux à la vivre. D’abord, parce qu’aucune carrière ne sera plus linéaire, celle des artistes pas plus que les autres.Ensuite parce qu’il y aura beaucoup, beaucoup plus d’artistes. D’artistes du dimanche ou du mercredi soir, d’artistes à temps partiel, d’artistes sabbatiques, retraités, intersticiels, tout ce que l’on voudra, mais néanmoins sérieux, engagés.
La frontière entre l’amateur et le professionnel, déjà floue, deviendra presque imperceptible et, y compris chez chaque individu, sans cesse mouvante. Pour cette raison, la création de ces artistes prendra des formes assez nouvelles, dans son processus comme dans son résultat. Elle se concevra de moins en moins sans une interaction constante, avant, pendant, après, avec d’autres artistes, des publics, des amateurs éclairés, des producteurs et diffuseurs, des entreprises, etc. On apprendra à créer à ciel ouvert ; à rendre compte au fur et à mesure de ses emprunts ; à livrer ses créations accompagnées des clés qui permettront à d’autres de créer à leur tour sur cette base ; à créer ensemble dans des cercles de moins en moins bien définis.
L’art en conversation pour décrire, puis anticiper, puis peut-être transformer, un monde qui pour l’heure nous échappe ; l’art comme moment partagé de l’élaboration d’une forme sensible. Artistes et producteurs auront pour charge de créer et d’animer – au sens propre : insuffler une âme – ces moments, ces lieux et ces expériences à partager.
Cette société qui survalorise la création dévalorisera toujours plus l’œuvre, c’est-à-dire le résultat perçu comme fini, clos sur lui-même. Le processus primera sur le résultat ou bien, ce qui revient presque au même, les résultats intéressants seront momentanés, suivant et précédant d’autres résultats dans un flux continu et de plus en plus collectif. Difficile alors de « vivre de son œuvre » sous la forme d’un pourcentage des recettes unitaires qu’elle engendre, puisqu’on ne connaît plus bien les contours de cette œuvre, puisque l’unité n’a plus guère de valeur. Alors comment vivre comme artiste ?
Sans doute, dans une large mesure, des moments qu’on fait vivre aux autres, puisque le temps demeure la plus rare et précieuse des ressources : de spectacles ; de répétitions publiques et pourquoi pas, mêlées de leçons ; d’ateliers d’écriture ou de peinture ; de conversations en face à face ou en réseau ; d’expériences communes. Ensuite, en s’acceptant comme parties d’un ensemble, d’une ambiance, d’un flux musical, d’un univers fictionnel, voire d’une boîte à outils pour d’autres créateurs.
Charge à des médiateurs de type nouveau de répartir la recette issue de ces ensembles : ceux qui créent des ambiances, ceux qui rassemblent, ceux qui accompagnent les gens dans leur vie quotidienne, plus ou moins subliminalement emplie d’art – de musique en continu, de propositions plastiques interactives ou non, de morceaux de texte, de performances de rue, de films qu’on attrape en cours…
Ces médiateurs sont les grands acteurs de l’accès, de la rencontre entre offre et demande (plates-formes, moteurs et distributeurs), de la rencontre entre les gens (lieux, réseaux sociaux, transporteurs). A eux, et ils savent le faire, de compter, tracer la valeur et la partager. Il faudra peut-être les y pousser un peu… L’artiste gagnera beaucoup de liberté dans un tel contexte. Il pourra plus aisément s’affranchir des disciplines, des formats, des genres, des coteries. Mais il paiera cher sa liberté, par la perte de toute forme de statut. Comment, dans un tel contexte, pourront exister des artistes fragiles, lents, chers, asociaux ? La question continuera d’animer les débats de 2020…
Daniel Kaplan…Délégué général de la Fing (Fondation internet nouvelle génération)