Plongé très jeune dans le monde de l’image par un père lui-même photographe (et jouissant d’une certaine notoriété à Atlanta), John William Keedy a développé un intérêt particulier pour la photo. Tout en parachevant sa technique, il a étudié l’art et la psychologie.
Parallèlement, il fût diagnostiqué comme présentant des troubles anxieux. Ce qui ne manqua pas d’ériger une sorte de barrière entre lui et sa famille, ses amis, le monde. Comme « enfermé » dans sa maladie, il connut une longue période de solitude.
Une petite dizaine d’années après son diagnostic, il entame un processus de création supposé exprimer ses angoisses. Incapable d’expliquer sa maladie, il met en image ce que les mots ne peuvent décrire. La photo devient une clé pour pouvoir se dévoiler. Ceci deviendra la série connue sous le titre : « It’s hardly noticeable ». Au départ, Keedy n’avait pas prévu d’exposer. Simplement montrer son état de conscience et interpeller d’éventuels autres malades pour leur dire : « vous n’êtes pas seuls ». Il s’est alors vite aperçu que certaines personnes s’identifiaient à telle ou telle photo. Lui non plus n’était plus seul.
En se mettant parfois en scène sur certains clichés, Keedy expose sa partie ‘’communicante’’. C’est un effort, c’est un pas vers le monde. Et si l’on considère qu’effectivement : « le diable se cache dans les détails », les situations qu’il nous propose sont pour certaines infernales.
Il nous donne à voir une réalité particulière, il pointe du doigt un monde terrifiant tapi dans le quotidien le plus banal. Tout devient une épreuve. Une montagne infranchissable se cache là, dans un coin de la cuisine, dans un trousseau de clés. C’est le mythe absurde de Sisyphe 2015. Ces photos fascinent et inquiètent à la fois, tant par le repli sur soi qu’elles suggèrent que par l’expression d’un mal collectif. Un mal qui nous rejoint, qui nous cherche. Car ces situations ne sont pas normales. Cela saute aux yeux d’emblée. C’est d’ailleurs cette notion de normalité qui est mise en perspective, parfois avec humour. C’est subtil dans l’ensemble mais les questions se posent d’elles-mêmes. Qu’est-ce qui est normal ? Accepté, assimilé ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Keedy soulève le voile du conformisme et nous interroge sur le bien fondé des étalons de nos existences, des canons de « la beauté », des référents du « paraitre », de ce à quoi il convient de s’intéresser… Et ce sont des interrogations saines. Nécessaires. Car à force de conformisme, si on n’y prend pas garde, on va laisser s’installer les normes de la façon d’être, de la pensée. Et gommer les différences qui font de chacun un être unique.
Dans une interview, Steve Oklyn a déclaré :
L’industrie de la mode génère des vagues massives d’anxiété pour assurer sa domination, avec un message insistant et répétitif : « Achetez nos produits sinon vivez dans la crainte perpétuelle de l’exclusion sociale. »
Alors oui : soyez bien tous conformes, embrassez tous les présupposés de nos sociétés occidentales modernes, souriez à l’expérience de formatage massif IRL… Soyez nos objets identiques, notre objet malléable. Sinon c’est la stigmatisation assurée, l’exclusion du groupe, le pilori…
Cela va bien au-delà du domaine de la mode. C’est en train de s’inscrire doucement dans l’inconscient collectif. C’était subtil, ça devient flagrant.
D’ailleurs, y-a-t’il eu dans l’Histoire du monde, en temps de paix, une époque plus anxiogène ? Une ère plus axée sur la normalité ? Une période qui ait autant fait du conformisme le totem absolu de tous les individus ? Leur sacerdoce ultime ?
Or la normalité n’est rien qu’un concept marchand qui étouffe l’individu. Et par extension, les croyances, les passions, les cultures….
Ce monde, notre monde, n’est pas impitoyable. Il est ce que nous en faisons. Il est ce que l’on n’en fait pas. Si nous le trouvons impitoyable, si vraiment on considère que « le faible est la chair dont se nourrit le fort », alors c’est en nous de chercher ce qui cloche. Car nous sommes partie intégrante de ce monde. C’est à nous qu’il incombe de l’écrire, le peindre, le modeler, le hurler, le photographier. C’est à nous de l’exprimer par tous les moyens.
Notre monde ne saurait être une injonction. Il devient donc vital de revendiquer nos non-conformités. Il est capital d’affirmer nos dissidences. De se montrer tels que l’on est.
Car chaque individu compose ce monde à travers les siècles, au-delà de la normalité…qui n’existe pas.